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Le sentiment d’antisémitisme ressenti par les personnes de culture juive ne correspond pas à la réalité de la société française.

Les enquêtes internationales apportent un autre éclairage. Elles montrent que la France appartient aux pays d’Europe (avec les Pays-Bas, la Suède et le Royaume-Uni) où les Juifs sont le plus appréciés. Selon les travaux du Pew Research Center en 2019, 89 % des Français ont une opinion favorable à l’égard des Juifs dans leur pays, contre seulement 77 % des Italiens, 59 % des Polonais ou 51 % des Grecs (9). Même l’Anti-Defamation League, prompte à dénoncer les critiques d’Israël, classe la France dans son index de l’antisémitisme de 2023 comme l’un des pays les mieux notés et un de ceux qui ont le plus progressé depuis 2014 (10). Elle observe que l’on rencontre moins de préjugés antisémites dans les pays où vit une importante communauté juive.

Philippe Descamps

Une histoire singulière, un racisme parmi d’autres

Depuis le 7 octobre, le monde connaît une recrudescence de propos ou d’actes antisémites. Largement corrélées à l’évolution du conflit israélo-palestinien, ces démonstrations de racisme surviennent alors que l’on enregistre en France sur le long terme une progression de la tolérance en général et une acceptation plus forte des Juifs en particulier, en dépit de la persistance de certains stéréotypes.

Dans cette période « particulièrement difficile », le président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), M. Jean-Marie Burguburu, a fait une rare mise au point écrite, le 27 octobre dernier : « J’appelle l’ensemble des acteurs politiques à la retenue et à la plus grande prudence dans l’analyse de la situation. J’appelle aussi l’ensemble des acteurs médiatiques à cette même rigueur et cette même retenue. » Les travaux de la CNCDH permettent de replacer l’augmentation récente des actes antisémites dans une évolution de long terme vers une plus grande tolérance de la population française. Mais cet appel à la prudence et à la nuance a fait long feu.

Devant le Sénat, le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin annonçait le 8 novembre 2023 que les services de police et de gendarmerie avaient procédé à 518 interpellations en un mois : « Il est tout à fait vrai qu’il y a actuellement une explosion des actes antisémites, constatait-il. Les 1 159 actes antisémites relevés depuis le 7 octobre dernier correspondent à trois fois plus d’événements antisémites connus pour toute l’année 2022. » Le ministre précisait qu’il avait pris des dispositions afin que les « 120 étrangers interpellés » pour de tels actes perdent leur titre de séjour. En outre, plus de 7 700 signalements d’un contenu illicite sur Internet ont été enregistrés sur la plate-forme Pharos de la police nationale.

Ce recensement des actes antisémites, comptabilisé parmi les actes antireligieux, se heurte à plusieurs difficultés pratiques. « Au-delà de la porosité de la notion, il n’existe pas de statistiques publiques sur les actes antireligieux du fait de l’absence de qualification pénale autonome », constatait un rapport de mission rédigé à la demande du premier ministre Jean Castex (1). Le ministre de l’intérieur reprend les données du service central du renseignement territorial (SCRT), élaborées d’après les remontées des services de police et de gendarmerie, mais aussi avec le concours d’associations représentant les cultes : la Conférence des évêques de France (CEF) et le Service de protection de la communauté juive (SPCJ), qui émane des institutions juives de France. Le SCRT n’avait pas d’interlocuteurs ces dernières années pour les musulmans.

« Le SCRT insiste sur le fait que le contexte est systématiquement pris en compte pour qualifier le plus justement possible les faits », notait la mission sur les actes antireligieux. M. Darmanin compare le nombre d’actes recensés depuis le 7 octobre (1 518 au 14 novembre) aux 436 de toute l’année passée. En 2021, le SCRT avait comptabilisé 589 faits antisémites, 213 antimusulmans et 857 antichrétiens — cette dernière mention étant critiquée par la CNCDH, car elle englobe des dégradations commises dans les cimetières et les églises pas toujours liées à la religion.

Le seul inventaire public annuel détaillé des actes antisémites reste celui du SPCJ (2), dont la rigueur a parfois été prise en défaut (3). Son dernier rapport, concernant l’année 2022, recensait 231 « atteintes aux personnes » (dont 1 homicide, 42 « violences » et 165 « propos et gestes menaçants ») et 205 « atteintes aux biens » (dont 133 « inscriptions » et 48 « dégradations »). Depuis le maximum de 974 actes répertoriés en 2004 par le SPCJ, le bilan annuel diminuait en tendance jusqu’au mois dernier, avec une grande variabilité annuelle et des pics qui correspondent aux accentuations du conflit israélo-arabe

Ces actes antireligieux recensés par le SCRT avec les associations cultuelles ne donnent pas toujours lieu à des poursuites et ne représentent qu’une petite part des infractions relevant du racisme. Les travaux du service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI) décrivent plus globalement le phénomène des atteintes à caractère raciste, xénophobe ou antireligieux concernant l’ensemble de la population, sans distinguer la judéophobie des autres formes de racisme. En 2022, le SSMSI a enregistré 12 600 infractions de ce type (4). Il s’agit principalement d’injures publiques (58 % des 6 600 délits ou crimes) ou non publiques (l’essentiel des 6 000 contraventions). Suivaient les menaces et chantages (17 % des délits et crimes) puis les violences (6 %).

Fait notable, peu rapporté dans les médias : les personnes étrangères ressortissantes d’un pays d’Afrique représentent « plus d’une victime sur sept (15 %) alors qu’elles sont moins de 3 % dans l’ensemble de la population », précise le SSMSI. Les statisticiens du ministère de l’intérieur relèvent aussi que « les immigrés et descendants d’immigrés sont particulièrement exposés à ce type d’atteinte », tandis que les auteurs de ces infractions sont « beaucoup plus proches de la population générale ».

La limite principale à tous ces décomptes tient à l’absence de déclaration. Seule une petite minorité de victimes déposent plainte. Les enquêtes de victimation réalisées auprès d’un large échantillon de la population permettent d’estimer par exemple qu’entre 1,6 et 1,9 million de personnes auraient subi des injures à caractère raciste en 2017. Entre 155 000 et 265 000 personnes seraient annuellement victimes de menaces ou de violence à caractère raciste (5) — l’intervalle de l’estimation tient compte de la marge d’erreur du sondage. La minorité rom est de loin la plus stigmatisée Le baromètre annuel de la CNCDH permet, lui, de mesurer la perception de l’intégration des différentes communautés (6) et la persistance des assignations identitaires. En 2022, 24 % des Français estimaient que les Juifs « forment un groupe à part », contre 41 % qui pensaient cela en 2004. La même question obtient 13 % de réponses pour les Noirs, 24 % pour les Maghrébins, 30 % pour les Asiatiques, 32 % pour les musulmans et 67 % pour les Roms. Ces derniers sont de loin les plus stigmatisés : 57 % des Français considèrent « qu’ils exploitent très souvent les enfants », 49 % qu’ils « vivent essentiellement de vols ou de trafics ». Pour lutter contre l’antitsiganisme, la CNCDH estime d’ailleurs nécessaire une « réflexion sur la façon dont [les Roms] sont représentés dans la sphère publique et médiatique ».

En 1946, seulement un tiers des personnes interrogées considéraient les Juifs comme « des Français comme les autres ». En 2022, la proportion des sondés « tout à fait » ou « plutôt d’accord » avec cette idée atteint 90 % (86 % pour les musulmans et 61 % pour les Roms). Ces signaux d’une forte intégration ne sont pas toujours vécus comme tels au quotidien par les intéressés. Plusieurs enquêtes montrent notamment un fort sentiment d’insécurité chez les Français juifs, très marqués par les attentats dont ils furent la cible. Car, bien que minoritaires, certains préjugés à l’égard des Juifs n’ont pas disparu. Ainsi, 38 % des Français estiment que « les Juifs ont un rapport particulier à l’argent ». Ce préjugé est partagé par 54 % des sympathisants du Rassemblement national, parmi lesquels 24 % estiment aussi que « les Juifs ont trop de pouvoir », et la même proportion que l’on « parle trop de l’extermination des Juifs pendant la seconde guerre mondiale ». La CNCDH note au contraire que les sympathisants des partis de gauche sont « relativement imperméables » à ces préjugés. L’enquête signale par ailleurs que ces derniers sont nettement plus nombreux que la moyenne à mettre en cause la responsabilité des Israéliens « dans la poursuite du conflit israélo-palestinien » : 45 % partagent ce point de vue, contre 17 % de l’ensemble des Français ; 64 % des personnes interrogées rejettent la faute sur « les deux protagonistes » et 4 % sur « les Palestiniens ».

Synchrone avec la reprise d’une guerre ouverte à Gaza, la vague d’antisémitisme actuelle survient paradoxalement alors que l’empathie pour les victimes des attaques du Hamas bénéficie à Israël. En mai 2018, 57 % des Français avaient une mauvaise image d’Israël et 69 % une mauvaise image du sionisme (7). Après le 7 octobre, 37 % des Français déclaraient avoir de la sympathie pour Israël, 12 % de l’antipathie et 51 % ni l’un ni l’autre (8).

Philippe Descamps - Le Monde diplomatique dec 2023

(1)  « Les actes antireligieux en France », mission au premier ministre, 29 mars 2022.

(2)  « Rapport sur l’antisémitisme en France en 2022 ».

(3)  « Y a-t-il vraiment eu 1 040 actes antisémites en un mois ? », Là-bas si j’y suis, 10 novembre 2023.

(4)  Interstats n° 57, SSMSI, mars 2023.

(5)  Interstats n° 20, SSMSI, avril 2019.

(6)  « La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, année 2022 », CNCDH, La Documentation française, 27 mars 2023.

(7)  « Les Français et les 70 ans d’Israël » (PDF), sondage IFOP pour l’Union des étudiants juifs de France, mai 2018.

(8)  « Le regard des Français sur le conflit israélo-palestinien et ses conséquences sur la France », sondage IFOP pour le Conseil représentatif des institutions juives de France, octobre 2023.

(9)  « European public opinion three decades after the fall of communism », Pew Research Center, 15 octobre 2019.

(10)  ADL, Index global 100.

 

 

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