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I. La politique des affects, avec Eva Illouz.

Eva Illouz est sociologue, directrice de recherche à l’EHESS, et spécialiste des émotions, de leur instrumentalisation et de leur marchandisation. Elle est de gauche. Dans son livre « Les émotions contre la démocratie » (Premiers Parallèles,2022), elle revient sur la force du populisme (nationaliste) en Israël, et sur sa puissance d’occultation de la réalité. Elle décrit le « recodage » opéré par l’extrême droite israélienne pour que les électeurs assimilent la gauche (en particulier les travaillistes), les universitaires et des journalistes à une élite unifiée, qui ne se soucie pas de son pays et de son intégrité, mais qui se vend à l’international – et aux Arabes.

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Eva Illouz, "Les émotions contre la démocratie", Ed. Premiers Parallèles, 2022.

Ce recodage a mobilisé des affects négatifs, telles que la méfiance, la peur (qui est tangible et justifiée chez les Israéliens) mais aussi le sentiment d’appartenance religieuse. Eva Illouz décrit notamment la manière dont Netanyahu et ses alliés ont produit une interprétation religieuse du patriotisme, éloignée du patriotisme laïque des travaillistes qui ont fondé l’État hébreu. Les processus de paix, et la perspective d’une entente que la gauche a souhaité (et souhaite, de façon contrastée) avec les interlocuteurs régionaux sont assimilés à de la traîtrise envers l’État mais aussi envers les Juifs dans leur globalité (citoyens d’Israël ou non). Ainsi, Eva Illouz rappelle les mises en accusation d’être de « mauvais juifs » adressées aux partisans de la paix et aux tenants d’une interprétation séculaire de ce que sont Israël et ses symboles. En juillet 1995, Netanyahu était en tête de cortège d’une fausse procession funéraire de Yitzhak Rabin, premier ministre de centre-gauche de l’époque, où étaient scandés des « mort à Rabin!», alors même que les services de sécurité avaient prévenus le leader du Likoud qu’un assassinat contre le premier ministre était en préparation. Le 4 novembre 1995, Yitzhak Rabin se fait tirer dessus par Yigal Amir, un extrémiste religieux juif opposé aux processus de paix d’Oslo de 1993.

Autre exemple, celui de la dichotomie entre « élite ashkénaze » et les Mizrahi. Ce dernier groupe rassemble grossièrement, et en dépit des réalités diverses, les Juifs orientaux et du Maghreb, souvent arrivés récemment en Israël. En développant un discours et une mémoire contre une soi-disant arrière-garde ashkénaze, élitiste et tournée vers l’international, les nationalistes religieux du Shas sont parvenus à attirer des électeurs des classes populaires comme aisées, mais qui se sentaient discriminés ou avaient vécu des inégalités. Surtout, le Shas a utilisé l’auto-victimisation pour se faire apprécier, en créant un parallèle entre ses affaires judiciaires et les discriminations vécues par les Mizrahi. Arié Dér‘i, son leader, est condamné en 1999 pour corruption, et est alors engagé dans une campagne médiatique visant à dénoncer la gauche, les élites qui le persécutent. Netanyahu reprend cette stratégie et dénonce à la suite un establishment qui veut sa peau et qui le persécute (alors qu’il devient premier ministre et symbolise lui-même le « système »). Une stratégie semblable s’est retrouvée chez Trump. En mobilisant ces termes et en faisant transparaître des émotions telles que l’injustice et la colère, Netanyahu s’adressait aussi aux Mizrahi, qui avaient renforcé sa base électorale. Et il est vrai que ceux-ci sont discriminés sur les plans économiques et éducatifs ; comme le note E. Illouz :

« si les disparités salariales des deux groupes ont pu légèrement diminuer au fil du temps, des études ont montré […] que les enfants d’immigrés mizrahi ont encore […] 2,5 à 3 fois moins de chances [que les enfants immigrés ashkénazes] de faire des études universitaires. En 2012, dans les rangs de la population urbaine d’Israël, les immigrés de la deuxième génération d’origine mizrahi ne touchaient des salaires que légèrement supérieurs (9%) au salaire israélien moyen, alors que les immigrés de la deuxième génération d’origine ashkénaze touchaient des salaires supérieurs de 42 % au salaire israélien moyen » (p.72).

Mais si les Mizrahi ont en effet été marginalisés lors de la fondation et la pérennisation de l’État d’Israël, ils sont depuis plus d’une vingtaine d’années – bien – représentés (par le Shas et le Likoud) . Néanmoins, le discours politique à leur égard se cristallise sur la supposée domination politique au présent des Ashkénazes et n'engage pas de discours critique contre les inégalités économiques : ressasser l'inégalité de représentation passée est un crédo, l'aspect de classe est tu.

Toutefois, Eva Illouz note que des affects positifs sont mobilisés dans une perspective nationaliste, tant en Israël, qu’aux États-Unis d’Amérique, qu’en Pologne ou qu’en Hongrie. Elle cite particulièrement « l’amour de la patrie », qui, mêlé à une formulation religieuse et a-critique, en vient à fondre dans un ensemble contradictoire des groupes sociaux qui pourtant n’ont pas vraiment les mêmes intérêts. Elle pointe d’ailleurs la propension pour les électeurs de classe populaire d’intégrer le nationalisme et la critique de supposés « ennemis intérieurs » (ceux qui n'aiment pas leur pays), en particulier pour rehausser leur sort et créer un sentiment commun d’appartenance, national et/ou religieux. Netanyahu, en « entrepreneur du dégoût », fond même l’identité israélienne dans l’identité juive et la pratique de la religion – abandonnant ainsi la tradition laïque israélienne.

Néanmoins, Eva Illouz fait un constat grave de cette politique de l’identité, des affects et de l’accusation de traîtrise : dans un pays pourtant fondé sur la solidarité nationale (assurances sociales, redistribution, impôts progressifs), la fraternité est malmenée, et des groupes entiers opèrent une séparation entre « bons » et « mauvais » israéliens. Dans le même temps, la gauche ne reprend que des arguments moraux et ne défend ses principes qu’en réaction aux attaques, en mobilisant le lexique de la « blessure ». Dégradant le lien social et clivant le peuple dans une tension qui mêle dégoût de l’autre, ressentiment et méfiance vis-à-vis de la traîtrise, Illouz montre que la démocratie en ressort affaiblie : d’une part, une logique de contamination se met en place : les organisations et les individus se déclarant solidaires des minorités sont suspectés de traîtrise ou de ne pas aimer leur patrie ; d’autre part, l’instrumentalisation de l’identité par ces forces populistes et nationalistes fournit une légitimité et un socle permettant la révision de grands principes qui paraissaient bien installés. Les derniers événements en Israël, quasi-coup d’État institutionnel (la Knesset a voté la réforme des décisions de la Cour suprême, suspectée d’être trop politisée, elle ne pourra plus invalider la nomination "irraisonnable" d'une personne à un poste de ministre, et ses juges ne seront plus choisis par un collège d'avocats) sont à analyser en continuité de cette politique de l’identité nationaliste. Illouz pointe aussi les arrangements entre les gouvernements populistes et nationalistes, en dépit de la lutte contre l’antisémitisme : ainsi, l’extrême droite israélienne se tourne volontiers vers la Pologne et la Hongrie, pays dont les chefs de gouvernement ont tenus des propos antisémites ou ont participé à délégitimer la mémoire de l’Holocauste.

En conclusion, la chercheuse enjoint le lecteur, citoyen et attaché à l’égalité à rester vigilant face aux interprétations « paranoïdes de la société » (qui avancent qu’un « État profond » persécute les élites populistes). Eva Illouz propose que la société civile encourage un respect mutuel minimal, et que des dispositions émotionnelles allant dans le sens de la fraternité doivent être développées. En visant la « société décente », elle souhaite que la compassion et la fraternité soient des moteurs pour considérer « l’altérité radicale et la grande diversité des membres » de la société. De plus, elle souhaite prolonger la solidarité mais la sépare la fraternité : la solidarité (notamment redistributive) peut intervenir dans des sociétés individualistes (comme en France, en Israël ou en Suède), mais la fraternité, elle, n’est pas nécessairement issue de la solidarité, voire, doit en être séparée. Ainsi, la fraternité est fondée sur « une idée morale et impartiale de la justice entretenue dans la communauté politique » – c’est un devoir sacré, et sécularisé, qui amène à protéger les minorités des majorités dominantes et à accepter l’interdépendance des cultures contre l’isolationnisme. Pour Eva Illouz, « la fraternité est le sentiment qui transforme l’universalisme en affect. »

Tag(s) : #ISRAEL
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