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Ce matin, pour ce grand jour électoral, les rues sont vides, les automobiles ont l’interdiction de circuler en dehors de celles de service, de quelques taxis. Il règne un silence incroyable, étrange quand on pense au tumulte habituel dès les six heures. On respire ! Bonheur inhabituel. Enfin presque, parce que pour un occidental des plaines, à 3680 m d’altitude, ce n’est pas très facile de respirer...La Plaza San Francisco est quasi déserte, contrairement à ce que raconte le journaliste de la Croix, il n’y a aucune manifestation, pour la bonne raison qu’il est interdit de manifester, de faire de la propagande électorale, de boire de l’alcool depuis jeudi soir, soit pendant les trois jours précédant le scrutin présidentiel et législatif.

Je descends l’Avenida du Maréchal Santa Cruz avec P., un ami franco-bolivien, en marchant sur la chaussée, tranquille, puis par l’Avenida 16 de Julio pour rejoindre la calle 20 de octubre - ça tombe bien ! Nous allons au bureau de vote qui se tient au collège Agustin Aspiazu, dans les quartiers chics et bourgeois du centre-ville. C’est là qu’Alvaro Garcia Linera, le vice-président doit venir accomplir son devoir électoral. C’est aussi le bureau de vote de mon ami.

Avenida 16 de Julio

C’est un beau quartier, où vit l’élite créole blanche et aussi maintenant la bourgeoisie d’origine autochtone et métisse. De beaux restaurants, des cafés, le cinéma sur l’avenue. Il n’y a que sept salles ouvertes dans la capitale sur une quinzaine pour tout le territoire.

A proximité, un grand jardin public avec beaucoup de jeux pour les enfants. L’Alliance française et l’ambassade siègent aussi dans ce quartier chic, encadré de gratte-ciels qui semblent aller à l’assaut de la montagne environnante, le Huyaina Potosi couvert de neige qui culmine à 6088 m d’altitude.

Ici nous sommes à 3550 m, une centaine de mètres en dessous de la Plaza San Francisco. La température est meilleure, car on gagne 0,4 ° environ tous les 100 m au fur et à mesure que l’on descend. Aujourd’hui, le soleil brille de tous ses feux, on peut abandonner les gros pulls et les vestes fourrées.

Quelques marchands de sandwiches et de boissons sont déjà installés dans la rue, près du collège. Sur un étal tenu par une femme, trône un magnifique cochon de lait rôti très appétissant.

Trois agents de police débonnaires, dont une policière, sont présents parmi les gens venus voter. Aucune autre présence massive de CRS locaux, forces de police quelconques alors que l’on attend le Vice-président dont on dit, selon l’indéfinissable rumeur, qu’il est très contesté.  

Nous entrons dans la cour de l’école, au milieu des journalistes et des photographes de presse, leurs micros, leurs appareils, les caméras en main, prêts à bondir sur l’évènement. Alvaro doit venir vers 9h30 selon nos renseignements, mais il se fait attendre ; comme toute vedette, il ménage son effet.

J’observe les tables des bureaux de vote, installées sur les balcons dans les étages. Un plan, à l’entrée permet de s’orienter. Pour l’un, une petite file d’électeurs patiente, pour d’autres c’est plus calme, un flot régulier d’électeurs.

 

 

Table de vote, l'urne, les électeurs

Ça s’agite, la rumeur monte, le voilà, l’homme que tous attendent. Une clameur : Alvaro ! Alvaro ! Dans la presse de droite, je lirai le lendemain qu’il a été conspué. Moi, je peux témoigner que je n’ai entendu que des acclamations. Mais je n’entends pas très bien, et si je comprends et parle l’espagnol, je ne distingue peut-être pas les vivas des injures... Néanmoins, j’en doute !

Je distingue la chevelure blanche de l’homme, de belle prestance, difficile de le voir et l’approcher, car la meute des journalistes, brandissant micros, smartphones et caméras se presse autour de lui. Moi, je brandis mon Lumix au-dessus de cette foule. Alvaro est accompagné par sa jeune épouse et porte sa fille dans les bras. C’est une image qu’il aime bien donner de lui. Il est très souriant. Il disparaît vers le bureau. J’attends son retour. Une dizaine de minutes plus tard, il sort et prononce quelques paroles. Impossible pour moi de comprendre leur sens, au milieu de cette foule. Il repart, toujours souriant et sa fille dans ses bras. Voilà ! A voté !

Alvaro Garcia Linera , Vice-président de la Bolivie, vient voter, sa fille dans les bras

Le vote

Maintenant, c’est au tour de mon ami d’aller voter. Un devoir obligatoire dans ce pays comme dans d’autres comme la Belgique par exemple. En Belgique, on risque une amende si on n’accomplit pas ce geste citoyen. Ici, c’est plus compliqué et subtil. A l’issue du vote, on vous remet une attestation, avec votre photo, comme une carte d’identité. Sans ce papier, vous ne pourrez pas accomplir d’opérations bancaires et certaines démarches administratives gouvernementales, car une preuve de vote est demandée à chaque fois. Il est parfaitement loisible de voter blanc, si on n’est pas satisfait par les candidatures offertes au choix. Mais les Boliviens aiment voter, en particulier les populations autochtones qui ont été longtemps privées de ce droit par un système censitaire, jusqu’à la révolution nationale de 1952.

Je peux photographier librement toutes les opérations ; ici tout est transparent et ouvert librement. A une table figurent les assesseurs, quatre femmes et un homme, les listes électorales, les bulletins de vote, l’urne transparente. Un peu comme chez nous. Un seul bulletin de vote où figurent tous les candidats, leur appartenance politique et leur photo. On le présente à l’électeur, en l’air, bien développé, pour montrer qu’il est vierge. Le votant présente sa carte d’identité, va dans l’isoloir, une salle adjacente fermée. Au retour, il dépose le bulletin dans l’urne, signe le registre et on lui remet son attestation. Des représentants des candidats assistent aux opérations. Ils ont apposé leur empreinte digitale sur les bulletins de vote vierges. Toutes ces opérations se font en toute transparence et dans la bonne humeur.

 

le bureau

le bulletin de vote

 

 

 

 

L'attestation

 

 

 

 

A voté !

 

Nous quittons les lieux, ma camarade Flo nous a rejoints, elle était dans les bureaux des quartiers populaires. Elle et P. ne résistent pas à l’attrait du cochon de lait. Nous allons discuter de nos expériences en buvant un café, avant d’aller déjeuner dans la rue, à un kiosque où on peut déguster un ceviche[1] de poissons et poulpes. C’est très bon, accompagné de maïs soufflé. Ça ne coûte que 25Bs (3,50€) l’assiette. Beaucoup de clients, ça marche bien. Peut-être un peu osé pour nos intestins...

 

Le dépouillement

Avec Flo et un journaliste brésilien, à partir de 16h, à la clôture des votes, nous allons visiter plusieurs bureaux de vote pour voir comment se passent les opérations du dépouillement des bulletins de vote.

Dans la salle de classe, sagement assis les scrutateurs – ils ont été tirés au sort – observent attentivement la personne qui présente chaque bulletin, déplié, largement offert à la vue, pour montrer le choix de l’électeur qui a été proclamé. Il est inscrit sur le tableau récapitulatif épinglé au mur. Chaque assesseur note aussi sur sa feuille.

Nous sommes impressionnés par les résultats nettement en faveur du candidat de l’opposition Carlos Mesa, dans un rapport de 2/3 pour 1/3. C’est que nous sommes toujours dans le centre-ville bourgeois et commerçant.

Là encore, tout est transparent. Les résultats sont transmis ensuite au Tribunal électoral.

Deux systèmes de dépouillement coexistent en Bolivie. D’un côté le « TREP », pour Transmission des résultats électoraux préliminaires, à travers lequel les procès-verbaux sont photographiés et transmis au TSE via une application pour permettre la publication de résultats partiels dès le soir du scrutin. C’est ce système qui a été interrompu provisoirement dimanche en soirée, jusqu’au lendemain. Pas le décompte officiel. De l’autre, le « décompte officiel » : les procès-verbaux sont remis par les bureaux de vote aux tribunaux électoraux départementaux qui procèdent au dépouillement définitif. Tout est ensuite centralisé par le Tribunal électoral national et La Commission électorale qui siège à l’hôtel Réal Plaza.

Le 3 décembre 2018, les Boliviens se sont rendus aux urnes pour une élection unique au monde : c'est le seul pays qui vote pour les magistrats des hautes instances judiciaires, parmi lesquelles le Tribunal constitutionnel et le Conseil de la magistrature. Ce scrutin n’a pas été un succès : 53% de votes nuls, ajoutés aux votes blancs, ce sont plus de 65% des voix exprimées. Pourquoi ce désaveu, ce déni de la démocratie ?

Quelques jours avant l’élection, le Tribunal constitutionnel avait accepté une quatrième candidature du président Evo Morales aux prochaines présidentielles bien que la Constitution l’interdise, et que les Boliviens aient dit « non » à ce cas de figure lors d’un référendum en février 2016. En plus de cette décision qui a créé beaucoup de tensions, l’opposition appelait à voter nul depuis des mois déjà car, selon elle, les candidats magistrats ont été présélectionnés par l’Assemblée nationale selon leurs idées politiques, en accord avec celles du gouvernement, et non pas selon leurs capacités.

Nous passons chez les jeunes de Génération Evo, une organisation de la jeunesse du MAS à La Paz. Ils sont rassemblés dans un local, face au gîte Backpacker, non loin de la place Murillo, du palais présidentiel et de l’Assemblée plurinationale. Ils boivent du coca, des jus de fruits, et mangent des cacahuètes, et autres amuse-gueules, en attendant les premiers résultats à la télé. Ils arrivent à 20 h, et ce n’est pas très bon, les visages deviennent graves, moroses. La fourchette se resserre entre Evo et Mesa. Il y aurait un deuxième tour...

La jeune députée du MAS qui est présente, fait une intervention très digne. Elle est très émue, les larmes au bord des yeux. Elle appelle à la mobilisation.

Puis, les jeunes sortent les drapeaux et les enfilent sur de très longs bâtons, pour se rendre au palais présidentiel à deux pas de là, où Evo doit intervenir.

Nous suivons le mouvement et oh surprise ; nous pénétrons dans le « palais Quemado[2] », dans la grande salle. Je pensais à un meeting sur la place, mais voilà, nous sommes dans la grande salle, sous les lambris de la République. Il n’a eu aucun contrôle, tout le monde s’est engouffré là pour déboucher sur une salle où se presse une foule de partisans du MAS et de photographes. Les militants crient slogans sur slogans et agitent leurs banderoles. Les journalistes se pressent près de l’escalier, où se dressent des micros sur pieds. Je contourne la foule et réussit à me glisser devant, assis au pied du micro, avec mes collègues de la presse.

Enfin Evo surgit, avec Alvaro. Il salue la foule qui finit par se taire. Il n’est vêtu que d’une chemise et d’un petit gilet de laine. Il déclare :

« Nous gagnons une fois de plus, ce sont quatre élections consécutives que nous gagnons, c’est historique et inédit. » La foule crie : Evo no estas solo... Evo no estas solo » !

Il poursuit : El esfuerzo, el compromiso con Bolivia no fue en vano enfrentamos tantas mentiras, pero igual el pueblo boliviano se impuso para continuar con el proceso de Cambio.  L'effort, l'engagement envers la Bolivie n'a pas été vain, nous avons fait face à tant de mensonges, mais le peuple bolivien a tout de même prévalu pour poursuivre le processus de changement. »

Il indique que le MAS, à l’heure actuelle détient la majorité absolue à la chambre des députés et sénateurs. Ce résultat dit-il, il le doit à la conscience du peuple bolivien. Il ajoute qu’après 13 ans de pouvoir, un mouvement politique, représentant les mouvements sociaux, professionnels et autres secteurs sociaux, se consolide face à une droite qui voudrait retourner au passé. « Nous poursuivons nos processus de changement, et nous continuerons encore. »

Il se déclare confiant dans les résultats du vote paysan quand ils arriveront de la campagne, et lui assureront la victoire dès le premier tour. « Entendemos los informaciones preliminares y como siempre hermanas y hermanos, confiados en el voto del campo, manifestoEstoy seguro con los votos de las areas rurales vamos a seguir garantizando este proceso de cambio. Je suis sûr qu'avec les votes des zones rurales, nous continuerons de garantir ce processus de changement. »

Le président Morales ne s’est pas trompé, les populations rurales lui ont apporté les voix qui lui manquaient pour créer la différence de 10 % avec son adversaire de droite, nécessaire à son élection dès le premier tour. Mais cette interruption de l’affichage par le TREP a été une erreur qui a créé la suspicion. La contestation a débuté lorsque le Tribunal électoral suprême (TSE) a interrompu de manière inattendue les projections sur son site quand un second tour entre Morales et son principal rival, Carlos Mesa, se profilait après dépouillement de 84 % des bulletins de vote. Il fallait attendre les 100 % ...pour éviter toute confusion et tout procès. Cependant, le président a promis d'organiser un second tour si une fraude électorale lors du décompte des bulletins était confirmée, tout en prévenant que sa base électorale dans les zones rurales se mobiliserait dans les villes si les manifestants continuaient à protester contre sa réélection pour un quatrième mandat consécutif. C’est l’OEA, l’Organisation des Etats Américains qui est chargée d’observer le recomptage. On ne peut exiger meilleur garant, puisque cet organisme est dirigé par des pays dont les gouvernements de droite sont hostiles à Evo Moralès...

Que dire de l’opposition et de ceux qui soutiennent l’exigence d’un deuxième tour, quel que soit le résultat du scrutin du premier, bafouant ainsi la Constitution du pays ? On peut rappeler au gouvernement américain qu’un pays où l’ex-président G.W.Bush a été élu par une minorité de voix et dans un contexte de contestation des résultats de certains Etats aux bulletins peu clairs, aux inscriptions des noirs annulées, n’a pas de leçon de démocratie à donner... Qu’ils balaient devant leur porte ! Y compris l’UE

 

Allain Louis Graux

    le 31.10.2019

 

 

 

 

 

 

[1] Poisson cru cuit dans le jus de citron vert.

[2] Le palais brûlé ! 

Tag(s) : #AMERIQUE LATINE, #GEOPOLITIQUE
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