AIDE HUMANITAIRE POUR GAZA : LES MILLE ET UNE ENTRAVES ISRAELIENNES
Le système humanitaire qui tenait la bande de Gaza à bout de bras depuis un an et demi est sur le point de s’effondrer, miné par des entraves diverses et anciennes et par le blocus total imposé depuis le 2 mars. C’est l’autre versant de la guerre israélienne contre Gaza.
Gwenaelle Lenoir
23 avril 2025 à 20h08
« La famine n’est pas seulement un risque, mais une réalité qui risque de se propager rapidement dans presque toute la bande de Gaza. L’ONU a averti que la crise humanitaire à Gaza est la pire qu’elle ait connue depuis dix-huit mois » : douze des plus grandes organisations humanitaires au monde ont signé l’appel qui contient cette phrase, publié le 18 avril. Intitulé « Laissez-nous faire notre travail », il souligne l’urgence de la situation dans la bande de Gaza, où les besoins les plus élémentaires ne sont plus remplis.
Car le territoire palestinien est hermétiquement clos. Depuis le 2 mars, il y a déjà cinquante-trois jours, pas un camion d’aide n’a franchi les points de passage, tous contrôlés par Israël.
Depuis, les humanitaires tiennent la chronique d’une catastrophe annoncée.
Le gouvernement israélien a décidé ce blocus total à la fin de la première phase de la trêve en vigueur depuis le 19 janvier. La deuxième phase devait marquer la libération, par les groupes armés palestiniens, des derniers captifs israéliens, vivants et morts. Benyamin Nétanyahou et sa coalition d’extrême droite ont choisi de modifier les termes de l’accord, exigeant la prolongation de la première phase et la libération inconditionnelle de tous les otages.
Le premier ministre israélien a choisi le blocage de l’aide comme moyen de pression.
Après le refus du Hamas, il a décidé de rompre le cessez-le-feu. Dans la nuit du 17 au 18 mars, les bombardements ont repris avec une intensité extrême. Depuis, le petit territoire est pilonné du nord au sud, des parties entières sont occupées par les forces terrestres, et la population est à nouveau ballottée.
« Pas même un grain de blé n’entrera à Gaza », a déclaré Bezalel Smotrich, le ministre des finances, dans des propos rapportés par le quotidien israélien Yediot Aharonoth, le 7 avril.
Les entrepôts sont vides
L’utilisation de l’aide humanitaire comme arme est contraire au droit international. Le président français lui-même l’a rappelé le 8 avril, lors de sa visite à El-Arich, en Égypte, devant des responsables d’organisations humanitaires attendant désespérément de faire entrer les produits de première nécessité dans la bande de Gaza.
Le ministre de la défense, Israël Katz, a renchéri le 16 avril : « Personne n’envisage actuellement d’autoriser l’entrée d’aide humanitaire à Gaza, et aucun préparatif n’est en cours pour permettre une telle aide. »
Dans Gaza, les humanitaires regardent les stocks tendre inexorablement vers zéro.
En fin de semaine dernière, affirme une source humanitaire qui tient à conserver l’anonymat, le Programme alimentaire mondial (PAM) a fini de distribuer tous ses stocks à ses partenaires. Il lui restait 5 700 tonnes de nourriture fin mars, mais aujourd’hui les entrepôts onusiens sont vides et les organisations qui fournissent les cantines communautaires n’en ont plus que « pour quelques jours au mieux ».
Ces cuisines collectives servies par le PAM, appelées tekkiya, servent entre 360 000 et 400 000 repas chauds par jour. Avec celles de l’organisation World Central Kitchen, qui en fournit autant, elles ne touchent même pas la moitié de la population gazaouie. « Un repas ne fournit que 25 % des calories nécessaires par jour », reprend notre source.
Or ce plat est souvent la seule nourriture disponible, depuis que les ving-cinq boulangeries alimentées par le PAM ont fermé, leurs réserves de farine épuisées. Un million de personnes se sont retrouvées sans pain, base de leur alimentation depuis des mois du fait de la raréfaction des autres denrées et de leurs prix bien trop élevés pour la plupart des familles.
Il y a une action volontaire visant à saper les efforts des acteurs humanitaires, qui ont été constamment mis en situation d’échec.
Gavin Kelleher, travailleur humanitaire
Dès le début du blocus complet, le PAM a réduit les rations distribuées normalement à la moitié de la population, soit, pour chaque unité familiale de cinq personnes, deux sacs de farine de 25 kilos et deux cartons de 22 kilos chacun constitués de riz, lentilles et boîtes de conserve.
« Nous sommes en train de distribuer les dernières tentes, les derniers kits d’hygiène, les derniers produits sanitaires de base et nous ne pourrons bientôt plus fournir d’eau potable car nous arrivons au bout de nos moyens de purification », expliquait à Mediapart Gavin Kelleher, de l’ONG Conseil norvégien pour les réfugiés (NRC), il y a une semaine.
Ce responsable de l’accès humanitaire, dans la bande de Gaza depuis un an, rappelle que les entraves à la distribution de l’aide ne sont pas nouvelles : « Je pense qu’il y a une action volontaire visant à saper les efforts des acteurs humanitaires, qui ont été constamment mis en situation d’échec. Nous n’avons jamais été autorisés à acheminer suffisamment de fournitures, ni à nous déplacer librement dans Gaza pour accéder à la population dans le besoin autant que nous l’aurions dû, ce qui compromet l’ensemble de l’intervention. »
Des déplacements à haut risque
Jusqu’au 2 mars, certains obstacles relèvent des tracasseries bureaucratiques. Les palettes de 1,70 mètre sur 1,70 mètre doivent brusquement, du jour au lendemain, mesurer 1,60 mètre sur 1,60 mètre. Tous les chargements sont à reprendre.
La liste des produits interdits – ceux dits à double usage – change sans arrêt et, là aussi, sans information préalable.
L’interdiction d’importer des batteries de voiture, des lampes solaires, des générateurs, par exemple, constitue à elle seule une entrave au travail humanitaire : après plus d’un an de guerre, les moteurs sont fatigués et les pièces de rechange introuvables.
Beaucoup plus grave : « Gaza détient désormais le triste record du lieu le plus meurtrier au monde pour les travailleurs humanitaires. Nous ne pouvons pas opérer sous les bombes, ni garder le silence pendant que notre personnel est tué, écrivent les douze ONG dans leur appel du 18 avril. Depuis octobre 2023, plus de 400 travailleurs humanitaires et 1 300 professionnels de santé ont été signalés comme tués à Gaza, malgré le droit international humanitaire qui exige leur protection. »
Les mouvements au sein de la bande de Gaza sont dangereux. Pour les sécuriser, les humanitaires sont en contact permanent avec deux organismes israéliens issus de l’armée et qui en dépendent : le Cogat et le CLA. Ce sont eux qui gèrent déplacements, entrées et sorties des biens et des personnes.
Ces mouvements répondent à des règles précises, instituées par les autorités israéliennes et censées garantir leur sécurité.
Alors que tous les bâtiments hébergeant des organisations humanitaires sont dûment signalés, deux immeubles siglés CICR ont été ciblés.
Pour les zones « tampon », où les soldats et les blindés sont présents, soit le long des « frontières » avec Israël et l’Égypte, dans les « corridors » est-ouest créés par l’armée israélienne, au nombre de trois aujourd’hui, et les zones où des opérations militaires sont en cours, les humanitaires ont besoin d’une « coordination ». Dans ce cas, les informations concernant l’heure et le trajet sont transmises par l’organisation au moins vingt-quatre heures avant le déplacement et partagées tout au long de l’opération.
Dans les autres zones, les organisations utilisent un système plus léger dit de « notification », prévenant de leurs mouvements.
Tout s’est durci au fur et à mesure. « Avant le cessez-le-feu, le bureau de coordination israélien en lien avec l’armée nous indiquait par exemple “nous vous déconseillons ce déplacement”, explique à Mediapart un acteur humanitaire de retour de Gaza. Et puis c’est devenu “nous ne prendrons pas en compte ce déplacement”. Ça change tout, en termes de protection. »
Une protection déjà fragile qui a disparu depuis le 18 mars et la reprise à un niveau inégalé des frappes et des tirs. Alors que tous les bâtiments hébergeant des organisations humanitaires sont dûment signalés, coordonnées GPS à l’appui, à l’armée israélienne, deux immeubles siglés Comité international de la Croix-Rouge (CICR) ont été ciblés, les 24 mars et 16 avril.
Plus aucun personnel humanitaire n’est à l’abri.
« Depuis la rupture du cessez-le-feu, l’armée refuse de prendre en compte les notifications, reprend Gavin Kelleher. Du coup, beaucoup d’humanitaires ne sortent pas de leurs quartiers généraux, de peur d’être visés par une frappe ou un tir. Évidemment, la distribution de l’aide, les visites aux populations sont plus qu’entravées. »
De nouvelles règles interdisent l’entrée de l’enclave palestinienne à toute personne ne reconnaissant pas Israël comme un « État juif et démocratique ».
Exemple : deux axes routiers parcourent la bande de Gaza du nord au sud. À l’est, la route Salah ed-Din est interdite par l’armée. Quant à la route côtière, elle ne peut être empruntée avec un véhicule motorisé. « Nous avons encore dans le sud du territoire des produits pour les centrales de désalinisation, dont nous avons besoin dans le nord. Même chose pour des tentes et pour du carburant. Mais nous n’obtenons pas les autorisations pour faire ce trajet avec nos voitures et nos camions. Si nous passons outre, nous risquons d’être visés », explique encore Gavin Kelleher.
Les rotations des personnels internationaux ont toujours lieu, deux fois par semaine, mais dans des conditions difficiles. Deux semaines avant leur entrée dans la bande de Gaza, les listes des personnels internationaux doivent être soumises aux autorités israéliennes. Ces dernières ont édité de nouvelles règles, interdisant par exemple l’entrée de l’enclave palestinienne à toute personne ne reconnaissant pas Israël comme un « État juif et démocratique » ou soutenant les tribunaux internationaux poursuivant les responsables et soldats israéliens, ou encore les appels au boycott d’Israël.
Les biens autorisés sont aussi limités, et surtout ils ne pourront pas rester sur place et devront ressortir de Gaza avec les mêmes personnes. Ainsi en est-il des gilets pare-balles et des casques, des ordinateurs et des téléphones. « En outre, le volume d’argent liquide par personne est très limité, 650 euros, ce qui est ridicule quand on y reste des semaines entières, explique à Mediapart un humanitaire de retour de Gaza. Donc nous ne pouvons fournir à nos collègues palestiniens ni équipements de protection ni cash. »
Pillages Des gangs pillent par ailleurs les convois, sous l’œil des soldats israéliens. Jusque-là, les menaces pesaient davantage sur les camions et leur cargaison. Ciblés non pas par des foules affamées, ce qui est arrivé parfois et a été largement documenté, mais par des gangs armés opérant dans des zones contrôlées par l’armée israélienne.
Dans ces affaires, les différents témoins interrogés par Mediapart ont tous demandé l’anonymat.
L’immense majorité des attaques et des détournements de l’aide ont eu lieu avant le cessez-le-feu. Pendant la trêve, la police du Hamas, en uniforme ou non, a repris le contrôle du territoire et protégé les convois. Six cents camions ont pu entrer dans l’enclave quotidiennement et atteindre, sans être interceptés, les entrepôts des organisations humanitaires et des entreprises privées commerciales capables d’en affréter.
Mais depuis la reprise de la guerre, et avec la rareté des produits, les pillages ont repris. Ils se déroulent sur le trajet entre les entrepôts et les points de distribution, à une moindre échelle qu’auparavant car les mouvements humanitaires se sont considérablement raréfiés.
L’ONU, en novembre 2024, dénombrait 75 convois attaqués et pillés par des gangs armés depuis l’apparition du phénomène. La plus grosse prise des bandits s’est déroulée le 16 novembre : peu après leur entrée par le point de passage habituel, celui de Kerem Shalom, les 109 camions affrétés par l’UNRWA et le PAM sont pris d’assaut. La cargaison de 98 d’entre eux est pillée, les véhicules sont détournés ou endommagés.
Ce sont les Israéliens qui, au dernier moment, nous donnaient l’ordre de prendre par le corridor de Philadelphie pour descendre au sud vers la zone côtière ou de rejoindre la route Salah ed-Din. C’était toujours vers Salah ed-Din que nous étions attendus et attaqués.
Abou Imane, chauffeur de camion
Dans cette attaque comme dans la plupart, un homme est désigné par tous : Yasser Abou Shabab, rejeton d’une famille bédouine de Rafah, emprisonné et condamné pour meurtre sous l’administration du Hamas, et libéré à l’occasion de la guerre. « C’est un homme d’une quarantaine d’années, plutôt petit et maigre. Il a investi une petite usine à Shoka, près de Rafah, tout près du point de passage de Kerem Shalom et en a fait son quartier général, explique un de nos témoins, Abou Sami, trafiquant de cigarettes. Il a commencé à détourner l’aide en barrant les routes avec des poteaux, des obstacles divers pour faire arrêter les camions et se servir, et puis il est passé aux attaques à main armée. »
Les Abou Shabab, une des grandes familles bédouines du sud de la bande de Gaza, n’avaient pas la réputation d’être des voleurs ni des contrebandiers avant Yasser Abou Shabab. « Les mokhtar de ces familles, les hommes respectés qui ont l’autorité traditionnelle, s’avouent totalement dépassés et n’ont aucune prise sur ces gangs, assure à Mediapart un fin connaisseur. Ils en ont peur, même. »
La rumeur assure que le groupe de Yasser Abou Shabab compte six cents à sept cents hommes. Abou Imane, chauffeur de camion, les surnomme « les fourmis ». Lui-même a été menacé et tabassé. « Quand ils attaquent, si tu ne t’arrêtes pas, ils tirent dans les pneus ou carrément sur toi. Puis un type monte dans la cabine, s’assoit à côté de toi et pointe son flingue sur ta tête, et tu conduis comme ça jusqu’à un entrepôt, raconte-t-il à Mediapart. En général, c’est Abou Shabab qui surveille le déchargement. Il prend telle ou telle palette. Il sait que ce qui l’intéresse se trouve précisément là. »
« Il vise en particulier les cigarettes, qui entrent dissimulées dans d’autres cargaisons, et le carburant », explique de son côté Abou Sami, qui se fournissait auprès de lui jusqu’au cessez-le-feu. Selon le revendeur de cigarettes, certaines organisations, plus commerciales qu’humanitaires, acceptaient de négocier avec Abou Shabab le « passage » de leurs camions. D’autres ont payé des gardes armés pour faire le guet sur le trajet de leur cargaison.
« Les grosses ONG internationales et les agences onusiennes ont toujours refusé de se plier au chantage », affirme un humanitaire, qui reproche aux Israéliens de jouer un jeu plus que trouble.
Le QG d’Abou Shabab est en effet situé à proximité des militaires israéliens postés à Kerem Shalom. Les attaques se déroulaient dans des zones sous contrôle de l’armée israélienne, parfois à quelques encablures du point de passage. « Ce sont les Israéliens qui, au dernier moment, nous donnaient l’ordre de prendre par le corridor de Philadelphie pour descendre au sud vers la zone côtière ou de rejoindre la route Salah ed-Din, affirme Abou Imane le chauffeur. C’était toujours vers Salah ed-Din que nous étions attendus et attaqués. »
Cette zone était devenue si dangereuse que les humanitaires ont obtenu de passer par un terminal plus au nord, celui de Kissoufim. Mais là aussi des attaques ont eu lieu.
« Sous le nez des soldats israéliens, rapporte un autre humanitaire de retour de Gaza. Ils savent pourtant envoyer des drones pour taper les policiers du Hamas qui protégeaient nos convois. Alors pourquoi pas les types des gangs qui viennent les piller ? »
Gaza : le plan de réoccupation est en marche
Les témoins interrogés par Mediapart donnent tous la même réponse : les autorités israéliennes favorisent le chaos sécuritaire pour mieux pousser leur idée de prendre en main la distribution de l’aide. Histoire de choisir ceux qui pourront en bénéficier et d’asseoir complètement leur contrôle sur la population.
Il serait facile de penser à un délire paranoïaque de personnes depuis trop longtemps à Gaza. Seulement, un document va précisément dans ce sens-là. Daté de janvier 2025, il est intitulé « Plan humanitaire pour les îles de Gaza, phase intermédiaire ». Rédigé par le Forum israélien sur la défense et la sécurité, think tank d’anciens officiers, il prône la division de la bande de Gaza en îlots dans lesquels serait regroupée la population.
La distribution de l’aide humanitaire y serait supervisée et contrôlée par Israël : « La responsabilité de l’aide humanitaire à Gaza sera transférée de l’UNRWA et du Hamas à une direction humanitaire basée dans les villes accueillant des personnes déplacées à l’intérieur du territoire et s’appuyant sur des certificats biométriques », écrivent les auteurs. Qui ajoutent immédiatement : « En général, la direction humanitaire chargée de coordonner les opérations sera israélienne, mais les villes accueillant les personnes déplacées et l’aide sur le terrain seront gérées de manière autonome depuis l’intérieur des villes par la population locale et les organisations humanitaires. »
Le Forum israélien sur la défense et la sécurité est proche de la coalition d’extrême droite au pouvoir en Israël depuis décembre 2022. De ceux qui ont promis que « pas un grain de blé n’entrera[it] dans Gaza ».
Gwenaelle Lenoir - MEDIAPART