L’État hébreu s’apprête à déplacer de force 2 millions de Gazaouis dans une zone restreinte de l’enclave palestinienne en vue d’une expulsion massive. Ce journaliste israélien apporte un point de vue rare : l’objectif est de “laisser la faim et le désespoir faire le reste”.
[À la mi-mars], le journaliste de droite Yinon Magal postait le message suivant sur X : “Cette fois, l’armée israélienne compte évacuer tous les habitants de la bande de Gaza vers une zone humanitaire qui sera mise sur pied pour un séjour de longue durée. […] Ce projet a le soutien des Américains.”
Le même jour, le ministre de la Défense Israël Katz laissait entendre quelque chose de similaire dans une vidéo : “Habitants de Gaza, c’est le dernier avertissement. […] Écoutez les conseils du président des États-Unis : libérez les otages et chassez le Hamas et d’autres options vous seront ouvertes – entre autres, la relocalisation dans un autre pays pour ceux qui le souhaitent. Sinon, ce sera la destruction et la dévastation totales.”
La conclusion est plutôt claire : Israël s’apprête à déplacer de force toute la population de Gaza dans une zone isolée et peut-être fermée en associant ordres d’évacuation et bombardements intenses.
Ne mâchons pas nos mots. Cette “zone humanitaire”, comme la qualifie aimablement Magal, dans laquelle l’armée compte parquer les 2 millions d’habitants de Gaza, se résume en trois mots : camp de concentration. Ce n’est pas de l’hyperbole, c’est simplement la définition la plus précise de ce qui nous attend.
Le “départ volontaire”, un concept irréaliste
Ce qui est pervers, c’est que ce projet de camp de concentration traduit peut-être la prise de conscience des dirigeants israéliens que le “départ volontaire” de la population, qu’ils ont tant vanté, n’est pas réaliste dans la situation actuelle. D’une part, il y a très peu de Gazaouis prêts à partir, même avec des bombardements constants. D’autre part, aucun pays n’accueillerait un tel afflux de réfugiés palestiniens.
Selon Dotan Halevy, spécialiste de la bande de Gaza et coauteur de Gaza : place et image dans l’espace israélien [en hébreu, non traduit en français], le concept de “départ volontaire” repose sur le principe du tout ou rien.
La guerre à Gaza en trois cartes. SOURCES : OCHA, LIVEUAMAP, INSTITUTE FOR THE STUDY OF WAR, BBC, ECFR.EU, UNOSAT, “FINANCIAL TIMES”.
“Supposons qu’il soit décidé, me déclare Halevy. Demandez à Ofer Winter [le général qui semblait être en passe de diriger le ‘service du départ volontaire’ du ministère de la Défense à l’époque de notre conversation] si l’évacuation de 30, 40 voire 50 % des habitants de Gaza serait considérée comme un succès. Qu’est-ce que ça changerait pour Israël si Gaza comptait 1,5 million de Palestiniens au lieu de 2,2 millions ? Est-ce que ça permettrait de réaliser les fantasmes d’annexion de Bezalel Smotrich [le ministre des Finances israélien] et de ses alliés ? La réponse est presque certainement non.”
L’ouvrage de Halevy contient un essai d’Omri Shafer Raviv sur les “plans” israéliens pour “inciter” les Palestiniens à émigrer de Gaza après la guerre de 1967. Intitulé J’ose espérer qu’ils partiront – une citation de Levi Eshkol, Premier ministre de l’époque – et publié deux ans avant que Donald Trump n’annonce son projet de transformer Gaza en station balnéaire, il montre à quel point le transfert de la population de Gaza est enraciné dans la pensée stratégique d’Israël.
L’article expose l’approche à deux voies qui prévalait à l’époque : premièrement encourager les Gazaouis à partir en Cisjordanie et, de là, en Jordanie, deuxièmement trouver des pays d’Amérique du Sud prêts à accueillir des réfugiés palestiniens. Si la première partie a connu une certaine réussite, la seconde a complètement échoué.
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Contenir plutôt que disperser
Ce plan a fini par faire long feu, écrit Shafer Raviv. Certes, des dizaines de milliers de Palestiniens ont quitté Gaza pour la Jordanie quand Israël a délibérément dégradé les conditions de vie dans l’enclave, mais la plupart sont restés. Et la dégradation des conditions de vie a provoqué des troubles et une résistance armée.
Ayant pris conscience du phénomène, Israël a décidé début 1969 d’autoriser les Gazaouis à travailler sur son territoire pour améliorer leur situation économique, ce qui a relâché la pression pour qu’ils émigrent.
En outre, la Jordanie a commencé à fermer ses frontières, ce qui a encore ralenti le départ des Gazaouis. Ironie du sort, certains de ceux qui s’étaient installés en Jordanie dans le cadre du plan de déplacement ont par la suite, en mars 1968, participé à la bataille de Karameh – la première confrontation militaire directe entre Israël et l’Organisation pour la libération de la Palestine (OLP) naissante – ce qui a encore refroidi l’enthousiasme israélien pour l’émigration de Gaza.
Les forces de sécurité israéliennes ont fini par parvenir à la conclusion qu’il était préférable de contenir les Palestiniens à Gaza, où on pouvait les surveiller et les contrôler, plutôt que de les disperser dans toute la région.
D’après Halevy, c’est cette conception qui a guidé la politique israélienne jusqu’en octobre 2023, ce qui explique qu’Israël n’a pas cherché à forcer les habitants de la bande à partir au cours des dix-sept ans de blocus. De fait, jusqu’au début de la guerre, il était extrêmement coûteux et difficile de quitter Gaza. Le processus n’était accessible qu’aux personnes possédant richesse et relations et étant en mesure de contacter des ambassades étrangères à Jérusalem ou au Caire pour obtenir un visa.
De la contention à l’annexion
Israël semble avoir complètement changé d’approche à propos de Gaza : on est passé de la contention et du contrôle externe au contrôle total, à l’expulsion et à l’annexion.
Shafer Raviv raconte dans son essai un entretien qu’il a eu en 2005 avec le général Shlomo Gazit, architecte de la politique d’occupation de l’après-1967, qui a été le premier coordinateur des activités gouvernementales dans les territoires (Cogat). Interrogé sur le plan d’expulsion qu’il avait lui-même contribué à formuler quarante ans auparavant, il avait répondu : “Toute personne évoquant cette possibilité devrait être pendue.” Vingt ans plus tard, avec le gouvernement de droite actuel, on a plutôt l’impression que toute personne n’évoquant pas le “départ volontaire” des habitants de Gaza devrait être pendue.
Cependant, Israël demeure fermement piégé par sa politique malgré ce changement spectaculaire de stratégie. Pour que le “départ volontaire” marche suffisamment pour permettre l’annexion et le rétablissement de colonies juives dans l’enclave, il faudrait que 70 % des habitants au moins s’en aillent – soit plus de 1,5 million de personnes. Un objectif parfaitement irréaliste compte tenu de la situation politique actuelle à Gaza comme dans le monde arabe.
De plus, comme le relève Halevy, le fait même de débattre de cette proposition pourrait à nouveau soulever la question de la liberté d’entrer à Gaza et d’en sortir. Après tout, si le départ est “volontaire”, Israël devrait en théorie garantir que ceux qui partent puissent aussi revenir.
Un article publié sur le site d’information israélien Mako [fin mars] décrit un programme pilote qui permet à 100 Gazaouis de quitter l’enclave pour aller travailler dans le bâtiment en Indonésie. Or “selon le droit international, toute personne quittant Gaza pour travailler doit être autorisée à y revenir”, souligne le texte.
Que Smotrich, Katz et [Eyal] Zamir [le nouveau chef d’état-major de Tsahal] aient lu les articles de Halevy et Shafer Raviv ou non, ils savent probablement que le projet de “départ volontaire” n’est pas exécutable dans l’immédiat. Cependant, s’ils pensent vraiment que la solution au “problème de Gaza” – ou à la question palestinienne en général – est qu’il n’y ait plus aucun Palestinien à Gaza, cela ne pourra certainement pas se faire en une seule fois.
En d’autres termes, leur idée semble la suivante : dans un premier temps, parquer la population dans une ou plusieurs enclaves fermées puis laisser la faim, le désespoir et l’absence de perspectives faire le reste. Les personnes enfermées à l’intérieur verront que Gaza a été complètement détruite, leur maison rasée et qu’elles n’ont ni présent ni avenir dans la bande de Gaza. À ce moment-là, elles feront pression pour émigrer et les pays arabes seront obligés de les accueillir.
Des obstacles non négligeables
Reste à voir si l’armée – voire le gouvernement – est prête à aller jusqu’au bout d’un tel plan. Celui-ci entraînerait presque certainement la mort de tous les otages, ce qui aurait de graves retombées politiques dans le pays. De plus, il se heurterait à l’opposition farouche du Hamas. Or celui-ci n’a pas perdu ses capacités militaires et pourrait infliger de lourdes pertes à l’armée israélienne, comme ce fut le cas dans le nord de Gaza jusqu’aux journées précédant le cessez-le-feu.
Ajoutons à ces obstacles l’épuisement des réservistes israéliens et le refus “silencieux” ou public de servir dans l’armée, un phénomène qui suscite une inquiétude croissante et que les troubles civils provoqués par les tentatives agressives du gouvernement d’affaiblir la justice ne feront qu’amplifier.
Mentionnons également l’opposition ferme (du moins pour le moment) de l’Égypte et de la Jordanie, qui pourraient aller jusqu’à suspendre ou annuler leurs accords de paix avec Israël. Enfin, il y a le caractère imprévisible de Donald Trump, qui un jour menace d’“ouvrir les portes de l’enfer” sur le Hamas, et le lendemain envoie des délégués pour négocier directement avec lui et qualifie ses membres de “types super sympas”.
Pour le moment, l’armée israélienne continue à pilonner Gaza et à s’emparer de territoires autour de son périmètre. L’objectif déclaré de cette offensive est de faire pression sur le Hamas pour prolonger la phase 1 de l’accord, c’est-à-dire la libération des otages sans qu’Israël s’engage à mettre fin à la guerre.
Le Hamas, conscient des limites stratégiques d’Israël, refuse de modifier sa position : tout accord sur les otages doit être lié à la fin de la guerre. Dans le même temps, Zamir, qui craint peut-être vraiment de ne plus avoir de troupes pour conquérir Gaza, demeure remarquablement discret et évite toute déclaration substantielle sur les intentions de l’armée.